|
Regards croisés dinstituteurs
Que lenseignant soit français ou allemand, les premiers « dépaysements » se recoupent dun témoignage à lautre, à tel point que lon peut dégager des portraits-type. Sans doute trouverez-vous ces portraits exagérés. Ils ne sont que le reflet de la perception de lenseignant, qui changeant de système, va porter un regard extérieur conditionné par son système scolaire et culturel de référence.
P o r t r a i t s - t y p e s
Lélève français à lécole primaire (vu par les enseignants allemands) : il a classe toute la journée (de 8h30 à 16h30 avec une interruption de 1h30 pour le déjeuner) et ce généralement dès lâge de 3 ans puisquil est allé à lécole maternelle. Il devrait être super-intelligent depuis le temps quil est à lécole ! En fait, il fait preuve dassez peu dinitiatives personnelles, peut-être parce quil na pas eu beaucoup loccasion de jouer ou de développer lui-même sa créativité : à part les grandes vacances (2 mois pendant lété, qui constituent une rupture totale avec lannée scolaire), il est pris dans un système où tous ses apprentissages sont guidés, orientés et construits par le maître. Il est très discipliné, se met en rang à la sonnerie, monte en ordre rangé (deux par deux) jusquà la classe, attend devant la porte que le maître dise « avancez », entre dans la classe et sinstalle calmement. Pendant le rituel du « qui mange à la cantine » 2), il lui reste encore quelques minutes pour papoter en chuchotant sagement avec son voisin, puis cest le calme et il se concentre sur le cours. Il a beaucoup de respect pour le maître : il se soumet volontiers à ses exigences et à son autorité; en dehors de la classe, dans la cour ou même en ville, il reste respectueux et poli vis-à-vis de son maître. Il est anxieux et désireux de ramener des bonnes notes à la maison. Il apprend ses leçons par cur, même sil nen a pas compris la globalité ou quil na pas assimilé le sens de ce quil a appris.
Lélève allemand (vu par les enseignants français) : cest lenfant-roi. Il est bruyant, indiscipliné, autonome, spontané, insolent, il sexprime librement, a du mal à rester attentif. Il arrive dans la salle de classe comme une tornade, commence à se bagarrer avec ses camarades. Larrivée du professeur ninterrompt généralement pas les bagarres. Il faudra que celui-ci fasse preuve de doigté et de psychologie et trouve une raison convaincante pour commencer le cours. Le cours commencé, lélève pourra enfin sortir son « Butterbrot » 3) puis, laissant le professeur sévertuer à continuer le cours, il ira emprunter le cahier dun copain à lautre bout de la classe. Il nhésitera pas à manifester haut et fort son désaccord ; lenseignant devra alors orchestrer un débat fructueux (ou non) et formateur amenant à une décision commune et recentrant lensemble des élèves autour dune nouvelle activité.
Lenseignant français (dépeint par les enseignants allemands): cest un fonctionnaire de lEtat. Sa position de « maître » lui confère une certaine autorité. Il est sévère et sait faire régner la discipline ; il demande généralement beaucoup aux enfants. Comme le notait un enseignant allemand, il nest pas du tout « maternel » avec les enfants, même petits ; au contraire, il a une relation distante
et pourtant amicale. Il semble quil nait aucune considération pour les élèves en tant quindividus mais il est finalement très attentif aux enfants. Il doit enseigner toutes les matières, même sil nest pas compétent pour certaines dentre elles. Il ny a pas de réunions où lon puisse discuter de pédagogie et peu déchange de pratiques professionnelles. En revanche, il a beaucoup de travail administratif dès quune activité sort du cadre scolaire habituel (formulaires administratifs, permissions à demander, etc.).
Lenseignant allemand (dépeint par les enseignants français): Il est stressé par le temps et la matinée de classe (de 7h50 à 13h) lui laisse à peine le temps de faire tout le programme prévu. Il est très patient et doit négocier sans cesse avec les élèves et les parents (contenus ou organisation des cours, travail, etc.). Il nélève jamais la voix et entretient convivialité et relation de confiance avec les élèves, il est à lécoute des besoins et des exigences de chacun. Le professeur est un adulte comme un autre et ne bénéficie pas dun statut à part au yeux de lélève. Sil veut être respecté en tant quenseignant, il faut quil prouve son aptitude à intéresser, motiver, gérer un groupe, former, écouter, accompagner dans les apprentissages, conseiller. Dans son sac, il a toujours un certain nombre de jeux qui pourront «faire passer» des apprentissages plus difficiles mais indispensables. Les échanges de pratiques pédagogiques entre collègues sont assez courantes. Après avoir longuement négocié avec les élèves leur participation au cours, il devra de surcroît faire face aux parents qui exigent un droit de regard sur le travail de lenseignant et ses approches pédagogiques. Il ne lui reste donc plus quà préparer des réunions pédagogiques qui permettront de développer une relation éducative avec les parents.
Lécole allemande :
Lécole est spacieuse, claire, moquettée. Des tableaux neufs à la hauteur des élèves (parce quils coulissent le long du mur) sont là pour rappeler que le tableau, « un haut lieu de linstruction », nest pas lapanage de lenseignant et que le savoir se construit par et avec les élèves. Côté matériel, il ny a pas à se plaindre : tout le matériel éducatif dont on pourrait rêver
et même plus !
La cour est vaste, les enfants sont libres daller où ils veulent ; pendant les pauses, ils peuvent même entrer et sortir des bâtiments et de lenceinte de lécole, notamment pour aller sacheter quelque encas au « Imbiss » 4) den face, annexe indissociable de lécole allemande.
Lécole française :
Lenceinte de lécole est fermée en dehors des heures dentrée et de sortie fermée à clef, même. La cour est entourée dun mur haut de deux mètres rendant toute « évasion » des enfants pendant la récréation impossible !
Lécole est « petite », une classe par enseignant, mal ou peu équipée et pas de pièce supplémentaire pour toute autre activité. Le nombre de photocopies est strictement contrôlé. Il ny a pas de salle de sport, pas de salle de motricité ; dans certain cas la bibliothèque est réduite au minimum
et si peu de matériel ! Chaque enseignant accumule et «bricole» au fil de ses années dexpérience ses propres outils pédagogiques. Il paraît que les écoles des quartiers socialement défavorisés sont mieux loties et ont tout ce quelles demandent !
Il sagit là de caricatures. Mais, au-delà de la subjectivité du regard denseignants issus dun système scolaire différent, se dessinent un certain nombre de différences fondamentales : le rapport à lautorité, le comportement des élèves, le rôle du pédagogue ou encore la place des parents dans lécole.
Pédagogie ou Pädagogik ?
« Lorsquon arrive dans une école allemande, on peut avoir limpression de recommencer tout à zéro » - « Kaum eine einzige Erfahrung wird mir hier in Frankreich etwas nützen. » 5)
La pédagogie est par définition le savoir et le savoir-faire de lenseignant, sa spécialité. On pourrait donc croire que le métier va faciliter lintégration professionnelle et par là, son intégration dans le pays hôte. Or, il se trouve que les cultures scolaires française et allemande sont tellement différentes lune de lautre quil est difficile de simplement transférer les pratiques pédagogiques dun système dans lautre. Les témoignages qui suivent donnent la mesure des différences :
La pédagogie en France
Les enseignants allemands caractérisent les approches pédagogiques françaises de « Frontalunterricht », « mehr Pädagogik in Deutschland, mehr Wisssensvermittlung in Frankreich » 6), « Peu dautonomie, beaucoup de notes. On fait davantage de place aux reproches quaux compliments », « Il y a peu de place pour linitiative personnelle » ; « der überwiegend kognitive und lehrerzentrierter Lernprozess » 7), « Beaucoup de travail après la classe ». Sous cette lumière, lenseignement en France se réduit à une simple transmission des savoirs et la pédagogie est complètement centrée sur lenseignant - si lon peut encore parler de pédagogie. Il semble quil ny ait pas de réflexion autour du développement de lenfant, de sa créativité, de son initiative personnelle ou de son autonomie. En bref, cest un enseignement qui repose plus sur des résultats quantitativement mesurables (notes) que sur des processus dapprentissage.
La pédagogie en Allemagne
En revanche, les Français « jugent » lenseignement outre-Rhin trop ludique, pas structuré, reposant sur peu de contenus et se rapprochant plus dune animation de colonie de vacances 8) que dun réel apprentissage scolaire : « une didactique à base de jeux et de chants, ce qui me fait dire tout de suite cest la colonie de vacances », « plus de Spiel und Spass en Allemagne mais trop de Bastelei fait à leur place » 9), « cest le cirque dans les classes et je me demande ce que les élèves peuvent bien apprendre dans ce bruit, dans cet enseignement sans objectifs clairs sans démarche construite. », « Le contenu des séances ma paru réduit », « Les élèves font en 1. Klasse 10) des choses que lon fait chez nous en maternelle », « La progression en lecture et écriture ma semblée moins ambitieuse quen France ».
Le jeu des regards croisés montre la perplexité, lincompréhension et le doute portant sur les approches pédagogiques du voisin ; à tel point quil faut se demander, à juste titre, si le mot « pédagogie » recouvre le même champ sémantique que « Pädagogik ». Il ne fait aucun doute que ces mots recouvrent des philosophies, des concepts et des pratiques différentes ! 11)
Certes tous les enseignants ayant participé au programme déchange nont pas réagi de façon aussi négative face à lEcole du voisin. Les témoignages rapportés ici sont volontairement choisis parmi les plus exagérés afin de montrer combien, face à la différence, la critique peut être extrême et négative allant parfois, jusquau refus de la différence et au déni de lautre système. Bien loin alors dun enrichissement, lexpérience déchange devient alors un enfermement sur ses propres valeurs et conduit à lintolérance.
Pour dépasser le premier constat, celui de la différence, déstabilisant et douloureux parfois, il faut essayer danalyser les divergences et les écarts, leur origine, leurs causes et conséquences avant de pouvoir, chercher comment on peut, en tant quenseignant, sinscrire en positif dans ce nouvel environnement, cest-à-dire créer dans et avec le nouveau système.
Le rapport à lautorité
De tous les témoignages, le rapport à lautorité ressort comme étant la divergence la plus flagrante et la plus choquante entre les cultures scolaires.
Si à lécole, lautorité correspond au rapport à une loi qui fixe le cadre de vie et dapprentissage du groupe élèves-enseignants, la relation dautorité se construit apparemment différemment dans chacune des cultures scolaires. Il est intéressant de regarder dans chaque système comment, par qui et pour qui la loi est établie, qui est garant, comment et par qui les déviances sont traitées.
Un enseignant français définit sa mission de la manière suivante : « jexerce une fonction dautorité sur mes élèves, fonction que je ne peux galvauder. Les élèves ne sont pas des partenaires qui peuvent négocier en connaissance de cause. Cest lidéal républicain qui, à travers moi, impose sa loi : je sais où est lintérêt de lélève et je construis mon enseignement en sachant exactement où il faut conduire lenfant. Les programmes et instructions, que je conteste à loccasion, sont pour moi le fil conducteur, la loi. » 13). Dans le cas de la culture scolaire française, lenseignant en tant que représentant de lEtat fait régner la loi, établie par la République, sappliquant à tous les citoyens et, dans le cadre scolaire, aux élèves en particulier. Il est chargé de la faire respecter, il en est le garant. La loi est dictée par lEtat représenté à lécole par le maître.
A contrario, la relation pédagogique en Allemagne se définit comme suit : « A la base de léducation est le « rapport personnel entre un adulte et un être en devenir et qui parvient lui-même à sa vie et à sa forme. [
] Léducateur doit défendre le droit individuel du jeune au développement et à lauto-réalisation contre dautre prétentions qui ne seraient pas justifiées. Avant tout, il doit laider à se dégager des injonctions non justifiées de la société.[
] La relation pédagogique est un rapport dinteraction. Léduqué, nest pas seulement lobjet dune intervention éducative mais il est considéré comme un sujet à qui lon reconnaît le droit dagir sur le rapport pédagogique. » 14). Dans la relation pédagogique à lallemande, lélève et lenseignant sont partenaires pour la réalisation des potentialités de « léduqué » (lélève) et le développement de son esprit critique. La loi doit être établie dans la discussion et la négociation entre les différents intéressés, cest-à-dire entre enseignant(s) et élèves. Toute loi édictée par une autorité supérieure peut être contestée et refusée ; elle na pas de légitimité en soi. Dans sa mission, lenseignant est dailleurs garant de la « non-obéissance aveugle » à une loi extérieure et doit amener les élèves à lélaboration commune dune règle valable pour la collectivité. On retrouve dans ce principe aussi la culture du « Mitentscheiden » ou participation aux décisions 15), où lélève est non seulement consulté mais « co-décideur » des règles qui le concernent.
Bien sûr, il faut relativiser ces principes qui, dans la pratique quotidienne de la gestion de la classe, sont nuancés par la personnalité de lenseignant, sa conception et son approche personnelle de lautorité. Et, sil est vrai, quen France, les conseils dEcole tendent à se développer pour instaurer une participation plus grande des élèves dans la réglementation de la vie scolaire, il nen reste pas moins que, dune manière générale, la discipline dans les écoles françaises est nettement plus stricte quen Allemagne. Derrière ce constat se cachent des principes ou philosophies du rapport éducatif profondément différents, voire en opposition.
|
|